mercredi 13 mai 2009

Le Roi Pêcheur : un ACTE DE DEMOCRATISATION CULTURELLE





Rendre l'oeuvre de Gracq
vivante et accessible
à tout public :
un pari que l'on croit
perdu d'avance.

par Laurence Arpi
Metteur en Scène

Il me semble qu'aujourd'hui le théâtre a oublié son public et qu'il le paie cher. On accuse la télévision, le changement des moeurs ou les politiques. Certes. Mais il y a aussi ce que le théâtre donne à voir quand il se donne, à qui et comment.

Les salles ne veulent plus de texte et préfèrent les spectacles de danse, musique ou cirque nouveau. Leur proportion a explosé dans les programmations et les directeurs de salles sont de plus en plus portés vers ce type d'aventures artistiques, moins risquées semble-t-il, que la mise en scène d'un texte, encore moins d'un texte d'auteur... Lorsque j'essaie de faire comprendre que Le roi pêcheur a été monté avec ce souci permanent d'être un spectacle vivant abordable par tous, je me heurte à l'incrédulité. Gracq? Pour tout public? Vous vous moquez...

C'est qu'en France, qu'on se le dise ou non, le théâtre est et reste avant tout le texte. Certains à qui je soumets la proposition font l'effort malheureux de lire la pièce ... et y croient encore moins : la lectureseule ne permet pas forcément de se représenter l'oeuvre sur scène...

Les visions que m'ont inspirées Montsalvage et ses personnages ne vont pas d'emblée surgir à l'esprit de celui qui se pose en lecteur critique : "Je ne vois pas comment on peut monter cela" a un jour répliqué le Directeur d'une Scène Nationale. Cette remarque n'est évidemment pas seulement imputable au jugement d'un seul homme, mais à tout un environnement et un conditionnement qui amènent à concevoir le théâtre comme un acte cérébral avant tout.

Or, de par mon parcours hors de France justement, et le choix que j'ai fait de privilégier l'approche par le corps du travail de l'acteur, je m'attache toujours et en priorité à amener à des niveaux d'énergie et de vitalité toute scène quel qu'en soit l'auteur : c'est l'acteur alors qui est maître du terrain et le théâtre n'est pas seulement les mots qu'il prononce mais ce que dit toute sa chair vibrante, le son de sa voix, son geste, son rapport à l'espace qu'il emplit de l'émotion, sa relation au partenaire... tout ce qui est l'impalpable du théâtre mais qui en fait l'art le plus proche de la vie, captive, intéresse, touche, éveille le public et l'aide à comprendre le propos. Comprendre : "prendre avec", voilà ce que je demande aux acteurs : prendre avec eux celui qui assiste et l'emmener dans le voyage.

Le royaume mythique créé par Gracq, ses personnages archétypaux se prêtent à merveille à ce rapport sensuel et métaphysique à l'autre : le merveilleux devient concret. Si un spectateur ne décrypte pas forcément l'ensemble des mots prononcés, il va sentir et recevoir le drame de la pièce par d'autres "canaux" qui ne sont pas ceux de son intellect. L'inconscient est à l'oeuvre, le non dit, l'invisible.

Lors d'une répétition en extérieur à St Germain-les-Arpajon, banlieue parisienne, je vois approcher un groupe de cinq jeunes de la "zone" qui jouxte le parc où nous travaillons. Ils "sèchent" probablement leurs cours cet après midi-là, d'aspect peu engageant, il s'approchent goguenards et je les entends dire : "Viens on va les faire ch... " et autres quolibets de bienvenue. Je ne bronche pas et reste centrée sur les 3 acteurs en jeu dans la barque: Première rencontre dans les bois entre Amfortas et Perceval, avec le fou du roi en plus et 2 serviteurs à la rame. Les cinq jeunes s'arrêtent, j'évite de me retourner. Et le miracle alors a lieu : ils écoutent. Une minute, deux minutes... le premier s'assoit, bientôt imité, un à un, par les autres. Ils resteront une heure et demie en silence à regarder la scène reprise, et encore reprise, et encore... A la fin de la répétition, je leur parle un peu. Ils font le lien avec la table ronde et le roi Arthur, ils ont entendu parler de cela. Ils nous aideront à ranger le matériel. Je suis profondément touchée. J'aime bien ces enfants-là, ceux qui parlent en disant "je kiffe m'dame, je kiffe". Mais qu'est-ce qu'il a donc "kiffé"? Je m'interroge. Sans doute l'identification à Perceval qui a 16 ans, leur âge et qui plein du désir de vivre et en quête d'absolu se heurte au fantôme noir d'une ancienne génération qui lui barre le passage et lui "embrouille la tête" en augurant de lendemains les plus durs... Je ne pense pas que jamais le professeur de français de ces jeunes aurait cru qu'ils puissent assister avec intérêt à un texte de Julien Gracq et les emmener voir une représentation. Si je lui racontais, peut-être ne me croirait-il même pas.

Le théâtre incarné dépasse les mots par la vie qui les cerne. Alors peut avoir lieu son effet magique. Sans doute les créateurs de ces dernières années se sont penchés, passionnément et avec intérêt, sur des questions d'esthétique du verbe... et la tradition française a oublié, pour ne pas dire entièrement nié, l'apport de ceux qui ont dans d'autres pays apporté toute la démesure de l'entraînement physique et vocal de l'acteur comme la base d'un spectacle vivant et universel.

En France, pays des catégories par excellence, on a laissé cela à la danse, au mime, aux formes de théâtre dites "gestuelles" ... privant par là même le théâtre d'une source de renaissance perpétuelle et de la garantie de ne pas tomber dans ce qu'il est encore trop : un art des mots qui reste centré sur lui-même avec narcissisme, entre spécialistes. Alors on essaie de compenser ce manque de vitalité par les moyens techniques toujours plus sophistiqués (éclairages, sons et autres effets) ou la pluridisciplinarité, qui permet de mettre de la vidéo ou des danseurs sur scène ou des acrobates avec les comédiens. Sans doute cela peut donner lieu à des spectacles parfois réussis mais l'addition de disciplines différenciées sur une même scène ne résout pas à coup sûr l'équation de la vie sur le plateau : c'est en l'acteur que doit déjà être intégré le danseur. Non comme un collègue qui bouge à coté de lui mais comme son être premier à l'oeuvre, quasi à son insu, avant même qu'il ne parle.

Enfin, j'ai interrogé la facture du spectacle dans son ensemble en fonction de ce but : la représentation publique, et avant tout un public de "non initiés".

Pour ma part, j'aurais pu monter un roi pêcheur avec des acteurs en tenue de travail physique, sans aucun autre décor que celui des corps en action au service du texte en relation à l'espace nu. Mais j'ai préféré amener une couleur, des costumes, des lumières et des ombres chinoises, ou la mise en valeur de sites naturels servant par leur splendeur le côté spectaculaire du mythe. Je l'ai préféré car il me semble que plus que jamais je porte la responsabilité suivante : si un homme ou une femme qui n'a jamais mis les pieds dans un théâtre est amené à voir Le Roi Pêcheur, alors il faut que cela lui donne envie de retourner au théâtre. Cela ne m'empêchera pas de faire toutes les expériences de "laboratoire" dont j'aurais envie pour satisfaire mon désir de recherche. Mais je reste consciente qu'il s'agit là de ma passion de créatrice et pas forcément de ce qui va être le plus judicieux de présenter à l'autre en ces temps où le théâtre doit retrouver sa popularité.

Rendre le théâtre accessible n'est pas seulement une question de prix des places. Et le fait que l'on constate en ce début de XXIème siècle que le public du théâtre est réduit au même 5% de population, cultivée des couches sociales de la moyenne bourgeoisie et des professeurs est lié à la nature même du théâtre en France et aux préjugés qui l'accompagnent. Lorsqu'un élu à la culture (appartenant justement à cette caste-là) me dit "ce texte n'est pas pour la population de ma ville", quelque chose en moi a tendance à se révolter :
Mais je sais surtout que, une fois de plus, c'est par ignorance de la possibilité d'un théâtre plein de vitalité et dépassant largement les mots, que le refus s'impose dans la tête de ce respectable représentant de la pensée dominante.

A qui je pourrais également répondre, en citant Firmin Gémier (1869 - 1933):
"Depuis le 17ème siècle, le théâtre ne s'adresse qu'à une seule classe, c'est un théâtre essentiellement bourgeois. Le propre de l'oeuvre forte, c'est de s'adresser à l'humanité entière. Il n'y a pas de chef-d'oeuvre pour dix personnes et vingt pédants."

Et j'ose affirmer que Le Roi Pêcheur de Julien Gracq dans sa nouvelle adaptation a la puissance de cette oeuvre-là.

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